Adapter l’enseignement au monde du travail
Adapter l’enseignement au monde du travail
Mais le vide éducatif dénoncé épouse une vanité pédagogique plus encore inquiétante. L’Éducation Nationale formerait soi-disant de futurs travailleurs. Je veux bien. À quoi vont nous servir les équations au second degré, la géométrie dans l’espace, la reproduction chez les batraciens, la guerre de cent ans et autre spleen baudelairien ? Au mieux peuvent-ils susciter l’intérêt des futurs mathématiciens, architectes, zoologistes, historiens et esthéticiens ; combien d’entre nous sont destinés à exercer ces professions ? Pourquoi ce savoir élitiste lorsque la société ne recherche que des profils manuels, techniques et commerciaux ? Il serait peut-être temps d’apprendre utile.
Que retiendra un élève moyen de 8 heures de cours par jour à raison de 5 jours par semaine, agrémentées des devoirs du soir ? Passé dix minutes d’un discours abstrait, la faculté de concentration diminue, la capacité d’écoute s’épuise. Et cela plus encore chez les adolescents que chez les adultes. Et cela davantage entre quatre murs qu’à l’air libre. Le savoir s’assimile alors à un vrai bourrage de crâne, la culture à un jeu de Trivial Pursuit. Une fois leur diplôme obtenu, les bacheliers ne se souviennent de quasiment rien des différents programmes qu’ils ont étudiés depuis leur prime scolarisation. Ils baragouinent l’anglais, massacrent l’espagnol, ignorent l’allemand et, plus grave, malmènent leur langue maternelle s’avérant souvent incapables de rédiger une phrase dans un français correct (lexique et syntaxe inclus). Que dire des sciences humaines ou des sciences exactes ? À l’exception de quelques fanatiques, ils s’en foutent ou n’en ont rien retenu. Au mieux toutes ces matières naguère fondamentales devraient-elles devenir purement optionnelles.
On imputera trop facilement la responsabilité de cette inculture à l’insouciance d’une génération de pubères renégats. On devrait plutôt féliciter ces élèves lucides qui rejettent en bloc un savoir inadapté aux exigences de l’avenir. Chaque élève de France sait pertinemment qu’au terme de ses études et face à l’emploi, il ne sera jamais jugé sur son éloquence, son style littéraire, sa vivacité d’esprit, son génie déductif ou son érudition encyclopédique. Les jeunes ont compris depuis longtemps que le monde du travail ne requiert qu’une soumission aveugle, une hypocrisie totale doublées d’une solide ignorance teintée si possible d’idiotie.
Preuve en est, je suis un ancien premier de la classe reconverti naturellement en érémiste. Et depuis vingt ans, ce phénomène collectif de lobotomie, ce bannissement des lumières planifié, n’a fait que s’amplifier. Il n’est d’élite que financière, « artistique », sportive ou physique (businessman, chanteur, footballeur, mannequin pour exemples). Pour dominer le pays, aujourd’hui, mieux vaut être un trou du cul qu’un cerveau, un bref aperçu des dernières élections vous le confirmera.
Déplorer cette décadence ne nous aidera en rien. Puisque le monde du travail sollicite de notre médiocrité, l’enseignement devra lui-même se borner à l’usage pratique et des connaissances techniques. Le permis de conduire est la condition sine qua non pour travailler ? On passera son permis au sein même de l’Éducation Nationale ! Chaque lycée y aura son auto-école, chaque moniteur tiendra lieu de professeur.
On veut des gens dans la Restauration ? On apprendra tous à cuisiner. On manque de techniciens et de bras ? On nous formera principalement à ce type d’emplois. Les Lettres, les Mathématiques, les Langues vivantes, les Sciences dures, l’Histoire-Géographie, la Philosophie seront remplacées par Conduite-Transports, Restauration-Hôtellerie, Mécanique, Commerce-Téléphonie, Soins et Technique de surface. Si d’aventure quelques potaches farfelus désiraient consulter nos vieux grimoires poussiéreux, nous les comblerions d’une option Littérature à faible coefficient. Si un fou furieux s’entichait du Latin, nous l’expédierions promptement vers le seul collège proposant cette option… au Vatican.
J’ai l’air de plaisanter mais je redoute mon sérieux. À plus d’un titre, j’aurais envie d’en rire mais je crains dans ma bouffonnerie d’avoir touché juste : une école médiocre qui forme aux métiers de demain n’est pas plus aberrante qu’une pédagogie élitiste sans espoir de débouchés. Je vous laisse seul juge mais, dans le fond, ne serait-ce pas plus logique ? Autant préparer la plèbe aux corvées futures sans l’animer de vains espoirs ; n’est-ce pas plus humain ? Les gosses de riche rejoindront vite la faculté tandis que les autres nettoieront déjà ses bancs. Réfléchissez-y, nous n’avons pragmatiquement que deux choix : soit nous adaptons l’enseignement au monde du travail, soit nous adaptons le monde du travail à l’enseignement. Pour quelle solution opteriez-vous ?