Quotidien du RMIste

Publié le par ursul



Quotidien du érémiste

 

            Comment vit-on avec 2.000 balles par mois ? Une des questions les plus récurrentes chez les curieux de bonne foi.

 

            Notre budget n’est consacré quasi-exclusivement qu’aux impératifs de nutrition et de logement. Si le loyer est trop cher, la C.A.F. nous verse une allocation logement ; si nous sommes logés gracieusement (par un parent ou un ami), nous mangeons un peu mieux ou nous pouvons fumer ou boire (selon les vices). Comme dit précédemment, je fais un repas par jour et grignote en nocturne, ignore les restaurants et traiteurs car je préfère faire la cuisine moi-même (c’est moins ruineux et souvent meilleur). Je ne bois aucun alcool mais j’achète du café et du tabac (un paquet de cigarillos pour 2 jours). C’est cher mais ça me sert d’antidépresseur pour tenir psychologiquement, les vitamines et les barres énergisantes me servant de béquille pour tenir physiquement.

            Nous devons impérativement avoir le bonheur discret : il faut manger un mets délicat, goûter un vin fin ou fumer le cigare à l’abri des regards envieux. Les honnêtes gens n’admettent pas qu’un jour dans l’année (anniversaire, jour de fête, etc.), nous puissions connaître l’agrément d’un foie gras ou d’un havane cubain. La fumée que je rejette indispose gravement tous les bourgeois de la ville qui lui préfèrent, à s’en truffer les narines, la tonne de carbone de leurs copieux barbecues ou le CO2 de leurs puissants 4X4. Il faut savoir que, chez ces gens-là, le havane d’un homme d’affaire ou d’un notable distille subtilement une odeur suave tandis que le cigarillo d’un érémiste pue méchamment du cul !



            Je n’ai pour moyen de locomotion que mon vieux vélo pourave qu’on ne risque pas de me chouraver. Quand il n’est plus fonctionnel, je me déplace à pied.

 

            Pour le sport, une discipline a été inventée spécialement pour nous : la marche-à-pied. Pour les plus véloces, la course, le sprint. Pour les plus endurants, le marathon. Attention au prix des godasses qui s’usent vite. Quant à moi, incapable d’un effort physique soutenu, je pratique le tennis – sport plutôt dévolu aux riches, du moins aux classes moyennes –, ce qui me rend encore plus haïssable aux yeux de la population active. Je travaille l’été pour cela mais cet argument tombe souvent à plat.

 

            Pour les sorties, tu oublies ! Pas de shopping, de livres, de cinés, de restos, de bars, de boîtes. Donc pas de rencontres non plus. Je ne sors jamais que pour acheter de la bouffe, du tabac ou pour une activité sportive ; les relations avec les femmes exigent un budget autrement plus étoffé que le mien. Pour emballer une fille sous nos latitudes, il faut la sortir et dépenser toute la soirée jusqu’au bout de la nuit, tout ça pour s’endormir sur sa béquille au moment d’aborder le vif du sujet : « eh oui ! je suis érémiste ». Les seules choses qui puissent les émouvoir se résumant à la séduction, le shopping, les sorties et la procréation – toute chose fort coûteuse, comme par hasard –, autant vous dire que je figure comme le plus piètre candidat à ce jeu du copain perdu d’avance. Pouilleux dans l’administration : interdit de jupons. 


            Aux sorties stériles, je préfère les voyages fructueux. Vivre ne serait-ce que deux mois dans un P.E.D. (Pays en voie de développement, interminable euphémisme pour dire pays du Tiers-Monde) rentabilise le prix du billet d’avion : les frais d’hôtel, de transport et d’alimentation y sont raisonnables pour tout Occidental.
           Nous supposant tous riches comme Crésus et résidant dans de somptueuses villas californiennes, les jolies autochtones ne manifestent aucune réticence à notre approche et n’opposent souvent aucune résistance à nos avances. Je ne leur dissimule pas que je suis pauvre dans mon pays : elles se mentent tellement à elles-mêmes en idéalisant notre confort occidental qu’elles me font l’économie d’un mensonge éhonté sur mon statut social.


Nous ne pouvons, hélas, rester longtemps en ces lieux paradisiaques (où l’air devient magiquement respirable) car une convocation officielle nous force à nous rapatrier sous les plus brefs délais, menaces à l’appui. On tolère qu’un érémiste parte en vacances – du moins n’ont-ils pas encore voté une loi pour nous l’interdire – mais le fait de revenir bronzé et manifestement satisfait de son séjour en écœure plus d’un.
            De retour au pays, on ne manquera pas de nous poser sérieusement les questions les plus pertinentes : « Alors, tu as pris de l’opium ? », « Tu ne te tapes pas des enfants quand même ?! ».

            Pourquoi les énerve-t-on à ce point ? La raison en est presque inavouable : les vacances sont notre seule bulle d’oxygène tandis que pour le travailleur, cela reste une formalité familiale souvent ennuyeuse, quelquefois pénible, réalisée dans le seul but de faire bisquer le collègue ou l’ami au salaire plus modeste. Que voulez-vous ? Le plaisir n’est jamais plus facilement accessible que pour des gens qui le savourent rarement. Pour ma part, je ne voyage que tous les trois ans.

 

            Pour les plaisirs dit culturels, je me borne à mon forfait Internet où je puise toute la documentation dont j’ai besoin (et cela dans toutes les langues du monde, contrairement aux bibliothèques). Je n’achète que très rarement des livres (de poche, évidemment) : ceux qui le font me refilent souvent leurs bouquins une fois terminés. Pour le reste, les disques sur les sites Web et les films à la télévision me suffisent amplement. Les autres formes culturelles ne m’intéressent pas ou plutôt j’adapte mes goûts en fonction de mes possibilités.



            J’ai assez de fringues pour me vêtir pendant deux vies : peu élégant et rétif à la notion de mode, je n’éprouve aucun désir de m’acclimater au goût du jour, de changer d’apparence ou de plaire à qui que ce soit. Je n’ai pas de cible de séduction. Certains diront que je n’ai pas de séduction du tout, visuellement parlant ils n’ont pas complètement tort.

            Je porte une barbe fleurie et hirsute qui me permet – outre de gagner du temps et de m’épargner en frais de rasoir – de trier mes fréquentations : j’évite la compagnie de ceux qui l’abhorrent et me rapproche plus volontiers de ceux qui la tolèrent (à défaut de l’aimer). Ce mode de sélection naturel me permet ainsi de m’affranchir des emmerdeurs pour me consacrer aux âmes plus tolérantes.

 

            Je déteste le mensonge mais j’y recours parfois pour ménager la susceptibilité de mon proche entourage. Déclarer que je suis érémiste en public ne me fait pas peur, mais les conséquences d’un tel aveu déclenchant souvent l’hostilité collective, la meute se venge plus volontiers sur la famille honteuse que sur l’intéressé apparemment habitué aux sempiternels quolibets. Pour que l’on foute la paix à mes parents, je m’invente donc, en certaines circonstances, des métiers invérifiables : par exemple, je travaille sur le Net comme correcteur (adaptant par souci de vraisemblance et pour clore l’inévitable enquête qui s’ensuit mon mensonge à une ancienne vérité).
            Que les traqueurs se rassurent, je n’ai pas encore poussé le vice à m’inventer une femme et des enfants (qui vivraient aux antipodes, par exemple), bien que mon célibat stérile m’expose à d’incessants reproches à peine voilés qui mériteraient bien cette tromperie.


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